A L'ATELIER DE LEA SIMHONY
Conversation avec l'artiste, juillet 2023
Mathilde Le Coz - Ton travail en peinture s’articule autour de deux principaux thèmes, l’un portant sur des représentations florales, l’autre sur des portraits de femmes. D’où te vient cet intérêt pour ces deux thèmes ? Par quoi as-tu commencé ?
Lea Simhony - J’ai commencé par le floral alors que je pratiquais le portrait avec la photographie. Un ami m’a suggéré d’aborder le portrait aussi en peinture (il m’a dit que j’avais peur). En peinture, je n’y étais pas encore, je ne savais pas comment m’y prendre. Le floral, c’est en un sens plus facile car on est moins dans la psychologie - ce thème m’a permis de maîtriser la peinture en tant que medium. Lorsque je me suis sentie prête, j’ai commencé à peindre deux portraits de femmes, inventés. Il me manquait encore un peu de technique mais ça m’a permis de développer une approche qui passait par le sentiment, l’intériorité. Tout de suite, j’ai uniquement représenté des femmes, même si elles sont assez androgynes.
MLC - Dans tes portraits tu peins donc uniquement des femmes - elles semblent toutes dotées d’une personnalité très forte, elles portent d’ailleurs souvent des vêtements extravagants. Qui sont-elles ?
LS - J’ai une histoire avec les femmes assez complexe, certaines ont été malades, toutes ont été fortes, importantes. Ce sont leurs histoires, leurs luttes, leurs souffrances que j’ai vécues avec elles et à travers elles que je souhaite représenter - je m’inspire de leurs vies, de leurs visages. Ce n’est pas un visage en soi, c’est l’idée d’une femme, complexe avec un caractère fort. Parfois, cette idée est inspirée d’une femme en particulier, comme Uta, qui était une amie de ma mère et qui est décédée - je la peins de mémoire. Parfois, je m’inspire de photos mais pour des postures, des ombres. Je peins l’expression, le sentiment, l’intériorité plutôt qu’un visage ou le portrait d’une personne en particulier. Le vêtement est important, il est interchangeable - on peut rentrer dans la peau de quelqu’un avec un vêtement - c’est une deuxième peau avec laquelle on se protège. Dans mon travail, je donne beaucoup de place au vêtement mais aussi à l’ornementation.
MLC - Les espaces dans lesquels tu plantes tes personnages sont, eux aussi, inventés. Parfois ils sont à peine suggérés, parfois ils reprennent les motifs géométriques de tes compositions florales, parfois ils semblent métaphysiques ou à énigme - tu peux me parler de ces fonds, de ces décors ?
LS - Ce qui me plait énormément en peinture c’est que l’on peut prendre ce que l’on veut et y planter une figure. Le fond me permet d’exprimer un sentiment - ce que la photo ne me permettait pas d’exprimer - il permet de se concentrer sur la figure. Il est parfois composé de formes et/ou d’assemblage de couleurs, qui fonctionnent souvent en duo ou trio et ce sont elles qui donnent l’ambiance. Je joue avec ces couleurs, ces espaces géométriques. Ce n’est pas un décor au sens narratif, il est harmonieux mais ne raconte pas d’histoire : c’est une femme qui attend assise à une table ou sur un canapé. J’aime que le fond reste abstrait.
MLC - Ces femmes regardent souvent le spectateur, elles semblent parfois même poser devant l’objectif et parfaitement savoir qu’on leur tire le portrait. Cela me fait penser à la photographie de mode…
LS - C’est vraiment ça ! Je m’intéresse beaucoup à la mode et j’ai d’ailleurs commencé par la photographie de mode avant de m’orienter vers l’art. Quand je faisais poser des amis, je leur demandais systématiquement de regarder droit dans l’objectif. Mais ce lien avec la photo me vient aussi du cinéma, je m’intéresse beaucoup aux actrices, aux femmes des films de Pedro Almodovar ou Gena Rowlands dans les films de John Cassavetes par exemple… Ce sont des figures iconiques qui reflètent un certain rôle dans la société, on leur donne des vêtements, on les place dans un décor. Parfois je m’inspire aussi de l’univers de la fête, de la musique, un environnement dans lequel je vis beaucoup avec mes amis : ces femmes sont prêtes pour sortir ! Avec la peinture, je peux mêler mon histoire personnelle, mon vécu avec les femmes, et la fascination que j’ai toujours eu pour le cinéma, la mode etc… C’est un medium qui me permet de mélanger toutes ces choses là.
MLC - Tu as aussi une manière assez particulière de présenter ton travail - tu prépares des toiles de fond qui peuvent recevoir tes peintures. A quoi te sert cette mise en exposition ? Pourquoi ce recours au dépassement des limites du châssis ?
LS - C’est prendre complètement l’espace. Pour mon diplôme, j’ai utilisé des fonds photographiques, j’avais envie de faire communiquer photographie et peinture par la couleur et la forme. Je voulais créer une expérience immersive pour le spectateur. Nina Childress me disait que j’aurais pu peindre les murs mais à ce moment là, c’était le lien entre photographie et peinture qui m’intéressait. C’est une idée que j’ai pu développer par la suite, avec mon collectif, en réalisant un mural. Il y a aussi évidemment un lien avec le décor, une industrie dans laquelle je travaille parallèlement.
MLC - Tu peux me parler de ta manière de travailler ? Tu procèdes comment ?
LS - Au départ je réalisais des croquis préparatoires, maintenant j’utilise ce que j’ai appris en photo et travaille à partir de montages. J’ai une banque d’images avec des tissus de collection, des postures, des espaces etc… Et parfois je vais créer des montages sur ordinateur avec ces éléments. Mais ce montage reste une base pour mon inspiration, il me sert à représenter une idée, un sentiment, je n’essaie pas d’y coller.
MLC - Tu peux me dire quelles sont tes références ?
En peinture c’est Kai Althoff, un peintre allemand qui n’a pas eu beaucoup de succès en Allemagne. Il travaille l’espace, les corps, les motifs, il va jusqu’à ajouter des tissus sur ses toiles. Il ya aussi Xinyi Cheng, que j’ai découvert à Lafayette Anticipations, j’aime comment elle traite la figure humaine et la place dans un décor, son traitement des couleurs. Pour les films, c’est Pedro Almodovar (aussi pour ses décors) mais également Rainer Werner Fassbinder pour la figure féminine. Pour le floral, il y a le travail de Claire Basler. De très classique et évident, il y a Modigliani, avec sa façon de peindre les visages en très peu de volume, Matisse pour les tissus et la grandeur des décors, Bonnard, Vuillard et tous les nabis…Ce sont des artistes qui m’ont frappée quand j’ai commencé.