LETICIA MARTINEZ PEREZ x GARANCE MATTON
Conversation du vendredi 11 novembre 2022 à Aubervilliers à propos de l'exposition "Le fruit est permis"
Mathilde Le Coz : Comment vous êtes-vous rencontrées ? Pourquoi avez-vous souhaité travailler ensemble ? Qu’est-ce qui vous rassemble ?
Leticia Martínez Pérez : On s’est rencontrées en 2019 à la résidence de la Casa Velásquez à Madrid. On y a toutes les deux vu le travail de l’autre et on a accroché. Il y a eu des liens naturels. Il y a eu une attirance. J’avais vu les peintures de Garance à une exposition à la Villette mais je ne la connaissais pas à ce moment-là. Elle y présentait un tableau qui était comme une maison ouverte avec des personnages à l’intérieur. J'appréciais ce rapport au jeu, ce rapport qu’elle entretenait avec l’histoire de l’art et de la peinture. En même temps, j’ai eu l’impression qu’elle peignait les choses qui lui plaisaient comme des amis ou des objets. Puis on est devenues amies, on a été confinées ensemble.
Garance Matton : J’ai été tout de suite attirée par le travail de Leticia, ses couleurs, ses formes en céramique. Je les ai vues dans l’espace de l’atelier et j’ai voulu les mettre en scène avec Leticia. Je suis arrivée en Espagne et il me fallait de nouveaux modèles : j’ai eu envie de peindre Leticia et ses sculptures. J’ai fait beaucoup de peinture avec elle, d’abord en la faisant poser. Puis il y a eu ce projet de performance avec Kat (Katarzyna Wiesiolek), moi-même, des objets, des parties de ses totems et des costumes. Et j’ai fait énormément de peintures à partir des photos que Leticia avait prises de nous lors de la performance.
Leticia : Je t’avais aussi montré une architecture de ma région que tu as repris dans une de tes peintures. C’est comme si Garance avait un peu fantasmé ce que je lui avait montré de l’architecture Mudejar, réalisée par des artisans d’origine arable qui ont dû se convertir au christianisme et qui ont travaillé avec des céramiques appliquées sur des églises. Garance a repris ces motifs dans une de ses toiles, mais à sa façon.
Mathilde : Toutes les pièces ont été crées spécialement pour l’exposition - qu’est ce qui caractérise ce nouvel ensemble d’oeuvres ?
Leticia : Ça faisait longtemps que je ne faisais plus de céramique, je réalisais plutôt de la peinture sur textile ou des sculptures textiles et j’avais envie de reprendre la céramique. Qui plus est, cette exposition a été pensée avec Garance et ce sont les sculptures en céramique qui nous avaient reliées, c’était donc une occasion de reprendre cette technique.
Garance : Et que tu m’apprennes ! Leticia m’enseigne la céramique - c’est elle qui me fait découvrir cette technique. Au début, c’est moi qui ai peint ses céramiques, que j’ai mises en scène dans mes peintures, maintenant je fais des céramiques avec elle, et elle aussi va s’inspirer des couleurs de mes tableaux pour colorer ses pièces.
Leticia : Je voulais aussi emprunter certains motifs de la peinture de Garance : j’avais beaucoup aimé les damiers qu'elle avait peints dans ses toiles et sur lesquels elle avait placé mes pièces. Et c’est vrai que quand j’ai créé mes totems, par exemple, j’avais pensé les présenter sur un plateau d’échecs - c’est comme si elle avait recréé mon idée, mon fantasme. Et si Garance a placé un damier sous mes pièces, maintenant je veux, moi aussi, mettre un motif de damier sur mes sculptures.
Pour ce qui est de ce nouvel ensemble d’oeuvres, je n’avais qu’une seule fois réalisé une plaque appliquée au mur et j’aimais bien cette idée de silhouette de formes symétriques. C’est un peu comme un tableau. Normalement, je fais du volume mais j’ai voulu réaliser ces plaques afin qu’elles soient fixées au mur et créer un lien avec la peinture de Garance - montrer mes sculptures à la manière dont on montre des peintures.
Mathilde : Garance, tu me disais que tu t’étais un peu libérée au niveau du style pictural…
Garance : J’essaie d’être plus dans l’évocation, de moins contenir les éléments. On peut parler de libération mais j’essaie de faire que les motifs que je peins soient moins limités. J’avais tendance à peindre avec des zones bien nettes, bien définies et là j’ai envie que ce soit plus mouvant, moins littéral, moins lisible.
Mathilde : Vous explorez avec cette exposition les thèmes du jeu, du conte, du féérique et c’est aussi quelque chose que l’on retrouve dans chacune de vos pratiques…
Leticia : J’essaie de créer des formes ouvertes où l’on peut voir plusieurs éléments dans la même pièce. On peut y voir tout à la fois un fruit, une fleur, une partie de corps, un personnage. Pour moi, c’est déjà un jeu de créer ces pièces, c’est ludique. Je fais surtout des sculptures symétriques : je suis partie des tests de Rorschach avec de l’encre pour obtenir des silhouettes étranges que je découpe en grand format. Il y a souvent des personnages cachés qu’on a d’ailleurs pu appeler des “lutines” parce que ce sont des femmes.
Garance : C’est certain, c’est fantasmer le Jardin des délices, le jardin d’Eden, tous ces mondes fantastiques.
Je pense que cette relation avec Leticia va se poursuivre sur le long terme. Il y a eu un début, quand on était en Espagne, puis les choses s’imbriquent les unes dans les autres : cette exposition est un point d’étape mais, à mon avis, il y aura d’autres moments où on va bifurquer et ensuite se recroiser. C’est agréable et pourtant ça peut être difficile, il peut y avoir des problèmes d’appropriation par exemple, mais ce n’est pas le cas.
Leticia : Par rapport à cette question de l'appropriation, en ce qui concerne mes sculptures que tu peins, ce sont d'abord des pièces de performances, qui ont été habitées, portées - et tu les représentes d'ailleurs souvent portées, qui plus est par moi. Cela permet de les placer dans un autre monde. D’une peinture à une autre, elles se baladent.
Mathilde : Avez-vous regardé des artistes en particulier pour cette exposition ?
Leticia : Pour la céramique j’ai toujours pour référence Betty Goodman. Je ne suis pas proche d’elle mais je trouve qu’elle était assez impressionnante avec ses formes et ses couleurs. Je regarde aussi beaucoup d’artistes contemporains, même des amis.
Garance : Pour cette exposition je t’ai parlé de Neo Rauch pour les formes qu’il trouve, mais j'ai aussi une obsession pour Kitaj. Ces deux peintres arrivent à intégrer des signes, des formes qui me fascinent. Et pour la céramique, ce qui est intéressant, c’est que d’habitude j’ai tout le poids de l’histoire de la peinture sur mes épaules et que là je m’y connais moins, donc je me sens plus libre. Je n’ai pas de référence et c’est assez agréable.
Mathilde : Et pour finir, quels sont vos prochains projets pour les mois à venir ?
Leticia : Je ferai peut-être une résidence de six mois à Bilbao, j’attends la réponse, et j’ai une exposition solo prévue en Espagne en avril. Je pense retravailler le textile ou réintégrer les deux avec la céramique. Ce sera à Saragosse, chez moi.
Garance : De mon côté, j’ai une exposition collective prévue en Italie en décembre à la galerie Annarumma.